lundi 6 juin 2011

Marathon de Montréal 2010, IV

Le marathon, deuxième partie
(Le même jour)

Il est à peu près 10 h 35, j’aperçois au loin une foule compacte. « Et meeeeerde », ça doit être la pensée qui me traverse l’esprit. Je comprends que j’arrive là où les parcours du marathon et du semi-marathon se rejoignent, au point où le tablier du pont Jacques-Cartier se jette dans la ville. Les semi-marathoniens sont partis vers 10 h 30, ils viennent de s’élancer, ils sont 5956 à dévaler le pont. C’en est fini de la tranquillité. Je peste contre ces demi-portions qui vont me pourrir MON marathon. Pfff, la plèbe, la plaie. Ne vous offusquez pas, amis lecteurs, les pensées mauvaises qui me traversent l’esprit s’adressent uniquement aux organisateurs. Si vous courez, vous savez que la compétition, même quand on compétitionne uniquement contre soi-même et qu’on est le seul concurrent à abattre, s’accompagne toujours d’un fond de méchanceté. Je suis la première à me réjouir de l’engouement que suscite la course à pied, mais n’auraient-ils pas pu se faire engouer à un autre moment par les organisateurs, ces gens-là ? Je poursuis donc en râlant.

Point culminant de ma ronchonnerie, où je ronchonne avec raison : la côte Berri, km 26. Ceux qui connaissent Montréal conviendront que c’est une côte qu’on trouve raide rien qu’à la regarder. Au milieu de la côte un ravitaillement, une pagaille, des coureurs sur chaque centimètre carré de route, attraper un gobelet est un pugilat. À la foule, s’ajoute donc la difficulté du parcours qui montera plus ou moins violemment jusqu’à l’arrivée.
Je découvre ainsi avec stupeur et lentement que Saint-Joseph et Saint-Laurent ne sont pas plats du tout, et que dire de Pie-IX ?  La fin du marathon est un cas de sadisme, sachez-le. À 5 km de l’arrivée, on voit la tour du stade Olympique, elle est proche, si proche, à quelques enjambées, mais on n’y accède qu’après avoir contourné le parc Maisonneuve, par le fâcheux Pie-IX (que je prenais jusque là pour un inoffensif faux plat). À partir du km 25, mon allure passe régulièrement au-dessus de 5 minutes au kilomètre (la moitié des kilomètres en fait, le plus lent, le km 29, sur Saint-Joseph et Saint-Laurent, en 5:31). 
Parcours 2011. Arrivée hors stade, sinon rien de neuf.
(Source : http://www.marathondemontreal.com)

Sur des Carrières, il y a Chéri et mes trois pitous, comme prévu. Je suis heureuse de les voir. Ils ont l’air un peu interloqués par le défilé et par leur maman qui passe sans s’arrêter, ils doivent se demander pourquoi tous ces gens courent. Oui, pourquoi ? C’est une question que beaucoup doivent se poser car nous sommes quelque part vers le km 32, c’est-à-dire quelque part vers le mur (lire avec un frisson). Je me demande où il est, ce fameux mur. J’ai dû passer à côté. Ou bien il va m’effondrer dans pas longtemps ? Je ne le cherche pas trop, je me faufile discrètement. Il reste 10 km, c’est le début de la fin. Tant mieux parce que ça commence à me sembler long. Je regarde autour de moi, vraiment pas terrible ce parcours, une si belle ville pourtant.

Au coin Pie-IX-Sherbrooke, c’est encore moche mais déjà plus vivifiant. Il reste 5 km, la tour du stade est tout près, un nombre impressionnant de spectateurs encouragent les coureurs. Beaucoup moins vivifiante, la côte Pie-IX. La tour du stade nous nargue toujours, elle recule, ne se laisse pas attraper. J’ai soif. À 2 km de l’arrivée, un dernier ravitaillement, je fais un crochet. J’ai mal dans le bas du dos. Maudites séances de PPG que j’ai bâclées (pas de gainage, pas d’abdos, pas de dorsaux). L’arrivée est en descente, je me pousse, j’espère follement rentrer sous les 3h30, il ne manque pas grand-chose (j’ai jeté un œil rapide à ma montre). Dernier km en 4:43, je fais ce que je peux, mais c’est trop juste. Aaaaah ! l’entrée du stade, la voilà ! Ô temple olympique, on dirait une allée de garage. On s’enfonce dans le béton. Dans le stade, une simili piste qu’il faut encore parcourir dans un air chaud et confiné avant d’en finir pour de bon. Je me rappelle la forte odeur de poussière, mes poumons sont choqués. Les arrivants sont triés, à gauche les semi-marathoniens, à droite les marathoniens. Ça y est, la ligne est franchie. J’appuie sur stop. Ma montre indique 3h30:57. Zut.
 

Par un merveilleux accord chronométrique, Caroline, ma collègue et chère amie, celle avec qui je cours et sans laquelle je n’aurais peut-être pas passé l’hiver (premier hiver québécois, accrochez-vous à vos baskets), vient de terminer son semi. Elle est encore dans l’enclos des arrivants quand j’arrive à mon tour. Un peu après, arrive MarathonMan. Il court un marathon par jour depuis le 1er janvier et parvient à boucler celui-ci, son 212e de l’année, en 3h34:11. Impressionnant.
Photo : http://www.marathonman365.be
On va le saluer avec Caroline qui le connaît bien (si, si) pour avoir partagé quelques kilomètres avec lui au parc Lafontaine où il a couru les autres marathons quotidiens de son séjour à Montréal. Dans l’enclos des arrivées, je retrouve aussi les copains de Fleurus que j’avais perdus sur le circuit Gilles-Villeneuve. Ils arrivent moins de 3 minutes après moi. On papote, on papote, on nous demande de débarrasser les lieux.

À boire, à boire ! On fait la queue pour récupérer notre collation et de l’eau, de l’eau, de l’eau. Ça ne circule pas très bien, malheur aux agoraphobes et aux personnes au bord du malaise qui voudrait rejoindre rapidement les secours. Mes jambes sont en ciment. Je m’assiérais bien un petit peu. Mais comment se relever ensuite ? Je m
assieds par terre. Pourquoi ont-ils mis le sol aussi bas ? Je veux voir l’arrivée de mes parents, car mon père courait aussi, le semi. On se trouve un petit espace le long des barrières, on scrute le flot des coureurs à la recherche des deux silhouettes familières. En attendant, je me restaure (juste verbe). Le beurre d’arachide finira à la poubelle – à la maison les enfants n’en voudront pas non plus (notre intégration culturelle reste très partielle), pareil pour le bout de fromage-si-j’ose-dire. Le jus de tomate chaud finira lui dans mon estomac, mais surtout dans mes souvenirs comme une étrange expérience (je m’attendais à un jus de fruit). À part ça, je fais un excellent repas, c’est bon de manger.

Papa arrive le premier. Comme d’habitude, il dira qu’il a souffert le martyr. C’est sûrement vrai. Il a 59 ans, il a couru le semi-marathon de Montréal en 2h13:18 (2h08:34 au temps puce), il est le 74e de sa catégorie et le 2605e homme. Il vient de courir son dernier semi-marathon. On était alors loin d’imaginer une chose pareille. C’est ainsi. Maman arrive ensuite. Elle a souffert elle aussi, elle a dû marcher. Elle a 57 ans, elle a couru le marathon en 4h21:04 (4h19:36), elle est deuxième de sa catégorie et 181e femme sur 454. Tous deux sont d’accord pour classer le parcours dans la catégorie « difficile ». Ils en ont vu d’autres, je n’ai pas de raisons de ne pas les croire.

Je suis fière de mes parents. Je suis heureuse d’avoir partagé ça avec eux. Je leur dois d’être là, je leur dois le bonheur de courir. Même de courir un marathon, je maintiens, pas transcendant. Un bonheur pas transcendant, un bonheur quand même.

Nous récupérons nos sacs dans les garages du stade, en clopinant. Nous quittons nos chaussures pour des sandales lâchez-vos-orteils. J’aide maman à enfiler les siennes. L’acide lactique nous tient dans sa gangue, nous formons une caravane de trois vieillards, les traits tirés, les cheveux sales. Nous croisons les coureurs de Fleurus et encore d’autres amis coureurs. Tout le monde rayonne dans l’après-course, malgré la sueur et malgré l’effort. Les humains sont de belles machines et les coureurs forment une joyeuse communauté. Nous prenons le métro avec des centaines de frères et de sœurs, communauté de fourbus. Nous regagnons la maison, nous donnons les médailles aux pitous, qu’en faire sinon ? Non, mon père m’empêche de donner la mienne, ton premier marathon, il faut la garder celle-là. C’est vrai, un peu de sacré, que diable. 

Caroline m’appelle pour me féliciter, une vraie amie. Elle a vu le détail des résultats. Ma montre indiquait, 3h30:57 mais le chrono officiel 3h30:54 et le temps puce 3h29:31. Sous les 3h30 en définitive. Pas si mal pour un premier marathon. Pour un premier marathon plutôt difficultueux. Je suis stupide d’être déçue, non ? En fait de déception, je suis fâchée contre moi. D’abord, parce je n’ai pas tout donné. À part le petit coup de soif et le mal de dos à la toute fin, j’ai assez peu souffert. Je ne me suis pas baladée non plus, n’exagérons rien, mais j’aurais pu me donner plus. Chéri me dira que j’allais l’air encore bien fraîche quand il m’a vue, vers le 32e. J’ai toujours peur de souffrir, je me retiens, je ne suis pas sûre d’y arriver. Je connais cette frustration, ça m’avait fait la même chose après mon premier semi en avril. Mettons ça sur le compte de l’inexpérience et voyons le bon côté des choses : pas de crampes, pas de mur, pas d’ampoules, pas de fringale, pas de déshydratation. Mon corps n’est plus qu’une grande raideur et je suis fatiguée, mais je suis debout. Je suis fâchée aussi contre le marathon de Montréal : il n’est pas beau, il ramasse les difficultés dans la deuxième moitié du parcours, il vous scalpe la concentration en injectant sans crier gare des milliers de coureurs dans le paysage, il vous fait arriver dans un stade qui manque d’air. 


C’est donc ça un marathon ? Un peu miteux pour un machin qui devait changer ma vie. Elles sont où les étoiles ? Dieu serait-il de l’autre côté du mur, que je ne l’ai pas trouvé ? Je dis dieu pour faire simple, on se comprend. Nom d’un mollet, Zatopek, explique-toi ! Mais c’est peut-être pour les autres que nous sommes différents, dans les regards du Reste du monde. Le marathon, c’est mythique, ça épate… Chut ! amis marathoniens, ne détrompons pas le Reste du monde !

Quoi qu’il en soit, c’est fait. La vie continue, égale à elle même, n’était ce corps qui me rappelle que quelque chose d’inhabituel s’est passé. Dans les jours qui suivront, j’aurai une douleur au genou qui m’empêchera de dormir la première nuit mais qui ne s’installera pas ; j’irai le lendemain mariner dans un spa avec des amis coureurs peut-être aussi crampés que moi ; je marcherai comme un cow-boy centenaire ; j’utiliserai l'appareil à électrostimulation de Caroline pour rajeunir le cow-boy en moi, jusqu’à ce qu’il retourne au néant. Le corps oubliera.

Et puis voilà.

Et puis.

Et puis j’aurai l’envie de recommencer. Des fois que ça pourrait goûter meilleur. Mais pas à Montréal, des fois que ça serait plus beau ailleurs.

J’ai rendez-vous.

Avec moi.
Avec dieu. Avec Zatopek. Avec personne. 

À Luxembourg. 

Le 11 juin 2011.

5 commentaires:

  1. J'ADORE!!!! Tout simplement!!! De l'autre côté de notre bon ami Atlantique, tu te fais le verbe rigolo!! ... En tout cas, moi qui m'apprête à faire mon premier marathon... celui de Montréal (ben oui, justement...!), je ne sais trop si ton récit me motive ou bien s'il me scie les jambes... Haha!!! Je retiens toutefois les abdos à cimenter, et je ne doute pas une seconde de rencontrer le Mur, donc dieu en personne... je te raconterai!!!! :o)) Merci pour ce beau et généreux récit!!!

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  2. Delphine... que tu racontes bien! Un superbe temps pour une fille qui s'est 'économisée'!Tu as peut-être aussi su gérer remarquablement bien ta course... mon marathon de Toronto j'ai à peine été fatiguée vers le 30ième km... Il y a d'autres marathons par contre où le mut était bien présent...

    Et pour Montréal, que je n'ai jamais fait par manque d'inspiration du parcours, c'est un peu triste quand même... il y aurait tellement de parcours sympa à y faire...

    Je te souhaite un superbe marathon ce 11 juin!

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  3. Merci Mesdames!

    Claire, je verrai peut-être dieu avant toi... Enfin, rien ne dit qu'il habite derrière le mur. À vrai dire, je ne nous souhaite nullement d'aller vérifier. :-) Maintenant que tu sais que tu vas rencontrer un grosse foule, prends-le comme une fête et une course dans la course. Ça peut aussi être qqch d'agréable. Pour les abdos, la leçon n'a pas porté, je ne les ai toujours pas travaillés. (Honte sur moi.)

    Patricia, tu as raison. Si j'avais été un peu plus vite, j'aurais peut-être frappé le mur et j'aurais fini avec un moins bon temps. Ah lala! les stratégies de course, le mental, c'est un sport tellement cérébral. Je souhaite que le parcours change et qu'il y ait des milliers de coureurs ravis dans cette jolie ville, dont nous deux!

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  4. Très bon compte rendu. Et bonne chance lors de ton marathon demain en Belgique.

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  5. Merci Luc! Ce sera au Luxembourg. Ils pourraient se vexer si je ne précise pas. ;-)

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